Le bilan global de 40 ans de décentralisation établi par la Cour des comptes
Le rapport public annuel 2023 de la Cour des comptes a fait un bilan du processus de décentralisation, quarante ans après l’adoption de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.
Cette réforme a élargi les compétences des collectivités territoriales, augmenté considérablement le niveau des dépenses locales (la dépense publique locale par habitant a doublé entre 1985 et 2020, en euros constants) et accru, de manière significative, leur poids dans les finances publiques (la part de la dépense publique locale est passée de 8 % du PIB en 1980 à 12 % aujourd’hui).
Globalement, le poids des dépenses locales dans le PIB demeure inférieur à la moyenne européenne (17,9 % du PIB). Au regard de ses principaux partenaires européens, la France reste ainsi un pays peu décentralisé, dont l’organisation, marquée par une grande complexité, manque de lisibilité pour les citoyens et ne favorise pas l’amélioration du service rendu aux ménages et aux entreprises ni la recherche d’une plus grande efficience de l’action publique.
La Cour relève des défauts dans les réformes de l’organisation territoriale engagées depuis les années 80 :
- les compétences sont de plus en plus intriquées, le plus souvent exercées par plusieurs niveaux différents de collectivités ;
- l’organisation déconcentrée de l’État reste en décalage avec le maillage territorial ;
- la diminution des effectifs, qui a plus pesé sur ses services déconcentrés que sur les administrations centrales des ministères, a été ressentie par la population comme un désengagement et parfois même un abandon.
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Dans le même temps, la Cour constate que les modalités de financement des collectivités territoriales soulèvent plusieurs difficultés :
- les ressources dont les collectivités disposent (dotations de l’État, parts d’impôts nationaux, éléments de fiscalité et redevances locales) forment une construction de plus en plus complexe, qui rend ce financement peu compréhensible, tant pour les responsables locaux que pour les contribuables, et inégalitaire entre les territoires ;
- si le niveau global de ces ressources est actuellement sécurisé par l’État et protège les collectivités des risques liés aux retournements de la conjoncture économique, l’autonomie de décision des élus locaux sur l’évolution de leurs recettes s’est réduite. La Cour estime qu’il « n’est toujours pas possible de distinguer la part de cette augmentation résultant d’une amélioration des services rendus ou de facteurs exogènes (vieillissement de la population ou complexité croissante des normes techniques), de celle qui pourrait résulter d’une attention insuffisante à la maîtrise des coûts de ces services » ;
- ce défaut de clarté dans les évolutions budgétaires, relevé par la Cour, vaut en particulier pour le bloc communal, au sein duquel « les dépenses des communes ont continué de croître en dépit de la montée en puissance des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) » ;
- dans certains domaines – comme le développement économique dans les territoires et l’aide et l’action sociales en faveur des publics fragiles – « la rationalisation et la coordination des interventions de trop nombreux acteurs n’ont pas été menées à leur terme ». La « lisibilité et l’efficacité des politiques déployées par les collectivités principalement concernées (respectivement les régions et les départements) s’en trouvent amoindries », d’autant que l’État continue par ailleurs à intervenir fortement dans ces domaines essentiels de l’action publique.
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Le bilan de la juridiction financière concernant les effets de décentralisation dans certains domaines sectoriels
La Cour des comptes, dans son rapport public annuel 2023, a procédé à une analyse précise des « avantages et des inconvénients » de l’organisation des compétences décentralisées sur la qualité et l’efficience des services rendus sur le terrain à la population, dans quelques domaines d’action publique partagée entre l’État, les collectivités territoriales, leurs établissements publics et, dans certains cas, les organismes de sécurité sociale :
- appui au développement économique dans les territoires ;
- l’aide et de l’action sociales en faveur des publics fragiles ;
- construction, rénovation et entretien des collèges ;
- soutien aux festivals de spectacle vivant ;
- gestion des déchets ménagers ;
- la gestion quantitative de l’eau ;
- accès de la population aux soins de premier recours .
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D’après les analyses de la juridiction financière dans le secteur du développement économique :
- il est possible de simplifier davantage la répartition des compétences en matière de développement économique entre les différents niveaux de collectivités territoriales. De plus, une meilleure coordination de cette politique par les régions avec leurs partenaires est tout à fait envisageable ;
- il est nécessaire d’adresser le morcellement des aides distribuées par les divers intervenants, la carence en indicateurs de résultats efficaces et le nombre limité d’évaluations réalisées. Ces lacunes empêchent d’évaluer avec précision leur impact sur le secteur économique ;
- bien que des schémas régionaux de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII) et des conventions entre collectivités aient été initiées, ces mesures se sont révélées insuffisantes pour garantir une coordination efficace par les régions. L’adoption généralisée des bonnes pratiques de gouvernance observées durant la crise sanitaire, impliquant les collectivités territoriales et l’État dans le déploiement de la quatrième génération du programme d’investissements d’avenir (PIA 4), ainsi que dans les plans d’urgence et de relance, contribuerait à améliorer cette coordination.
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Dans le domaine de l’aide et de l’action sociales en faveur des publics fragiles (enfants faisant l’objet de mesures de protection, personnes en situation de précarité, personnes âgées dépendantes, personnes handicapées) :
- les départements ne disposent pas des moyens d’exercer véritablement leur fonction de chef de file ;
- les dispositifs déployés suscitent des critiques quant à la qualité des services rendus à leurs bénéficiaires, tant en termes de recours et d’accès aux droits que de délais de traitement des demandes d’aide ou d’allocation et de continuité des parcours ;
- les marges de manœuvre des départements sont contraintes du fait de la volonté de l’État de conserver un rôle, non seulement dans la définition des dispositifs, mais également dans leur mise en œuvre opérationnelle vis-à-vis de certains publics ou de certaines priorités, dans le souci notamment de garantir l’égalité de traitement des citoyens sur l’ensemble du territoire national ;
- un nouveau point d’équilibre pourrait être trouvé autour de la notion de socles communs de services, assortis de barèmes minimaux pour les allocations individuelles de solidarité (AIS), que les départements pourraient compléter par des mesures visant à étendre le périmètre des personnes éligibles ou à augmenter le montant des allocations qui leur sont versées. Le financement des AIS devrait être parallèlement réformé pour que le socle national de prestation soit majoritairement financé par une dotation de l’État et que les dépenses complémentaires résultant de décisions propres des départements le soient par ces derniers.
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Les travaux de la Cour et des chambres régionales des comptes ont montré que dans d’autres domaines, la répartition plutôt équilibrée des compétences entre l’État et les collectivités territoriales avait favorisé l’efficacité de l’action publique, ce qui ne dispense pas l’État d’une réflexion sur les priorités de son action :
- la décentralisation scolaire a indéniablement permis d’améliorer les conditions matérielles d’accueil des élèves dans les collèges. De nouvelles priorités, telles que la prise en compte des problématiques environnementales et sanitaires dans la conception des bâtiments, le traitement des questions de sécurité et d’accessibilité, l’adaptation des locaux aux pratiques pédagogiques nouvelles, appellent des actions adaptées aux spécificités des situations locales. Les collectivités départementales, seules compétentes pour construire, rénover et entretenir les collèges, sont les mieux placées pour les concevoir et les mettre en œuvre ;
- l’État doit toutefois garantir le déploiement homogène du service public de l’éducation sur l’ensemble du territoire national. À ce titre, il lui appartient de renforcer la péréquation dans l’attribution des dotations d’équipement scolaire allouées aux départements, qui sont confrontés à des dynamiques démographiques inégales, et de conditionner davantage son soutien aux projets d’investissement qui s’inscrivent dans les objectifs de sa politique éducative, tels que la promotion de la mixité scolaire ou le développement du numérique éducatif.
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La question d’une redéfinition du rôle de l’État se pose également dans certains domaines de compétences partagées entre toutes les catégories de collectivités territoriales et de groupements de communes, sans chef de file clairement désigné, comme le tourisme ou la culture.
Dans d’autres domaines comme la gestion des déchets ménagers, le défi consiste moins à simplifier la répartition des compétences entre les collectivités territoriales ou à recentrer l’action de l’État qu’à faire évoluer les modalités d’exercice de ces compétences pour tenir compte de nouveaux enjeux de développement durable. L’adaptation de l’action publique est rendue urgente par les impacts de plus en plus importants du dérèglement climatique et par l’attention croissante que la population prête à ces enjeux :
- dans le cas de la gestion des déchets ménagers, la mise en place d’une économie dite « circulaire », répondant à des normes européennes et nationales de plus en plus exigeantes, impose d’associer davantage, non seulement les filières de production, mais également les ménages, à la prévention, au réemploi et au recyclage des déchets ;
- la mise aux normes et la modernisation des installations de traitement constituent également un enjeu majeur ;
- la prise en compte de ces priorités passe par une évolution des conditions d’exercice des missions de proximité dévolues aux groupements de communes qui, par le biais d’une communication adaptée et d’actions innovantes, doivent notamment inciter les ménages à produire moins de déchets et à faciliter leur recyclage en développant le tri sélectif ;
- elle nécessite par ailleurs de renforcer le rôle des régions dans la planification et le financement de l’adaptation des installations de traitement, que le champ de compétence géographique parfois trop restreint et les moyens techniques et financiers insuffisants des syndicats de traitement ne leur permettent pas d’assurer seuls.
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S’agissant de la politique de l’eau, la multiplication des épisodes de sécheresse conduit les acteurs à ne plus se préoccuper seulement de la gestion locale de l’eau potable et de l’assainissement, mais également de l’équilibre du cycle naturel de l’eau, depuis son évaporation jusqu’à son retour dans les sols, les cours d’eau et les nappes phréatiques, pour continuer à satisfaire les besoins de l’ensemble des consommateurs :
- ce changement d’échelle prioritaire de l’action publique nécessite de concevoir et mettre en œuvre des procédures et des modes d’action permettant de dépasser les inconvénients résultant de la discordance entre la carte des bassins et sous-bassins hydrographiques et celle des organismes locaux et des services et établissements publics de l’État participant à la gestion de l’eau ;
- la nécessaire conciliation des intérêts parfois contradictoires des ménages, des agriculteurs, des producteurs d’électricité, des entreprises industrielles et des acteurs du tourisme, dans la préservation et l’utilisation de la ressource en eau, impose par ailleurs de renforcer la concertation sur ces questions au sein des commissions locales de l’eau (CLE) constituées à l’échelle des sous- bassins hydrographiques.
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L’action des collectivités territoriales peut aussi concerner des domaines de compétences ni décentralisées ni clairement partagées. C’est le cas en matière d’accès aux soins de premier recours :
- dans ce domaine, les collectivités territoriales cherchent à répondre à une demande de plus en plus pressante de nos concitoyens, que l’État et l’Assurance maladie ne parviennent pas à satisfaire. Les circonstances les ont ainsi amenées à contribuer, notamment par des interventions financières, à un aspect essentiel de la politique nationale de santé publique. Il convient désormais de recentrer et mieux coordonner ces interventions avec celles des autres acteurs que sont l’État, l’Assurance Maladie et les agences régionales de santé (ARS) ;
- les interventions des collectivités territoriales sont d’autant plus efficaces qu’elles sont différenciées et ciblées. Ainsi les aides destinées à faciliter l’installation des professionnels de santé et favoriser leur maintien dans certains territoires pourraient se concentrer sur les seuls investissements mobiliers et immobiliers ;
- le renforcement de la cohérence globale des dispositifs déployés par l’État, l’Assurance maladie, les ARS et les collectivités territoriales pour faciliter l’accès aux soins de premier recours suppose par ailleurs de mieux mesurer les situations de sous-densité médicale, actuellement insuffisamment documentées : les données et indicateurs disponibles doivent être complétés et partagés entre tous les acteurs pour permettre de mieux identifier les difficultés concrètes d’accès aux soins dans les territoires les plus touchés, définir les outils les mieux adaptés pour répondre à ces difficultés, qui ne sont pas de même nature dans le monde rural, les zones périurbaines et les centres urbains, et coordonner leur mise en œuvre.
Une nouvelle étape de décentralisation est souhaitable selon la Cour des comptes
Au terme de son analyse de la décentralisation, la Cour des comptes, dans son rapport de 2023, déclare qu’une nouvelle étape de la décentralisation est souhaitable pour :
- revoir la répartition des compétences entre l’État et les différents échelons de collectivités territoriales ;
- doter chaque niveau de gestion locale des moyens lui permettant de les assumer dans des conditions d’efficience et d’efficacité mesurables.
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Selon la juridiction financière, une refonte globale du dispositif serait peu réaliste à court terme mais le statu quo n’est pas tenable. C’est pourquoi, une réforme ambitieuse doit être préparée pour, dans l’immédiat, simplifier l’organisation et mieux coordonner les interventions des différents échelons de gestion locale et des services déconcentrés de l’État :
- approfondir et simplifier la coopération intercommunale, tout en continuant à favoriser la fusion des communes les moins peuplées avec des communes voisines ;
- renforcer le rôle des collectivités cheffes de file de politiques faisant intervenir un grand nombre d’acteurs ;
- mieux utiliser les possibilités de différenciation territoriale (consistant à confier à des collectivités territoriales de même niveau des compétences normalement dévolues à plusieurs catégories de collectivités ou de groupements de communes) et d’expérimentation (autorisant une collectivité territoriale à mettre en œuvre une politique publique ne faisant pas partie de ses attributions légales, pour une période donnée) pour adapter l’organisation et les modalités de gestion des collectivités territoriales à la diversité des situations locales ;
- recentrer l’État sur son rôle de stratège, régulateur et partenaire des collectivités territoriales.
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La Cour des comptes conclut qu’il s’agit, en définitive, de renouer avec les trois objectifs fondateurs de la décentralisation :
- renforcer la démocratie locale ;
- rapprocher la décision politique et administrative du citoyen ;
- améliorer l’efficacité et l’efficience de la gestion publique.
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