Cerner le régime d’autonomie

Les collectivités territoriales disposent déjà d’un pouvoir réglementaire local. L’article 73 offre la possibilité d’octroyer un pouvoir d’adaptation des règles applicables sur un territoire dans certaines matières, soit législatives, soit réglementaires, afin de prendre en compte ses particularités.

Comment accorder de telles marges d’organisation décentralisée sans basculer dans un régime fédéral et tout en préservant le modèle de République « indivisible, laïque, démocratique et sociale » qui assure « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » ?

Régimes législatifs des collectivités dOutre-mer

Il existe plusieurs régimes législatifs pour l’Outre-mer qui peuvent être classés en deux catégories :

Le régime dassimilation ou didentité législative avec le territoire métropolitain de la République (article 73 de la Constitution) : les lois et règlements nationaux sont alors applicables de plein droit en Outre-mer. 

Pour tenir compte de leurs spécificités, des adaptations sont néanmoins possibles. Celles-ci peuvent être demandées par le Parlement et le Gouvernement, ou par les collectivités si elles y ont été autorisées par la loi. Les collectivités peuvent aussi élaborer des règlements portant sur certaines questions relevant du domaine de la loi, à lexception des matières « régaliennes » (exemple : justice, libertés publiques, etc.).

Ce régime est appliqué dans les départements et régions de la Guadeloupe et de la Réunion, depuis  2011 dans le département de Mayotte et, depuis 2015, dans les collectivités uniques de Guyane et de Martinique

Le régime de spécialité législative au sein de la République (article 74 de la Constitution) : une loi organique définit le statut particulier de chaque collectivité soumise à ce régime. 

Elle détermine également les lois qui sy appliquent. Les assemblées locales peuvent élaborer des règlements relevant du domaine de la loi, à lexclusion des matières régaliennes 

Ce régime est appliqué dans les collectivités d’Outre-mer de Saint-Pierre-et-Miquelon, des îles Walis et Futuna, de la Polynésie française et, depuis 2007, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin 

Des dispositions spécifiques sont applicables à la Nouvelle-Calédonie (cf. le titre XIII de la Constitution), aux Terres australes et antarctiques françaises et à l’île de Clipperton (cf. l’article 72-3, al. 4, de la Constitution).

Il existe d’ores et déjà un pouvoir réglementaire local

Les collectivités territoriales disposent d’un pouvoir réglementaire local que la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a consacré en l’inscrivant dans la Constitution (article 72 alinéa 3) : les «  collectivités s’administrent librement par des conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ».

Ce pouvoir réglementaire porte sur des matières différentes :

  • le pouvoir de police du maire permet d’édicter des mesures réglementaires ;
  • les communes disposent d’un pouvoir règlementaire dans le cadre de la clause générale de compétence ;
  • les autres collectivités locales disposent de pouvoirs réglementaires spécifiques déterminés par la loi dans le cadre de compétences données (par exemple, les régions adoptent des règlements d’intervention fixant les règles d’éligibilité aux concours régionaux pour les entreprises du territoire) et elles  ont le pouvoir de déterminer les règles régissant leur fonctionnement interne, l’organisation des services ou le recrutement et la gestion de leur personnel.
      •  

Les actes des collectivités pris pour l’exercice de ce pouvoir réglementaire prennent l’une ou l’autre des formes suivantes :

  • un arrêté de l’exécutif de la collectivité ;
  • une délibération de l’assemblée délibérante ;
  • un règlement (un règlement départemental d’aide sociale, par exemple) ;
  • un document ou un plan (un plan local d’urbanisme, par exemple).
      •  

Les collectivités territoriales n’ont pas la compétence première pour déterminer les règles qui leur sont applicables. En raison du caractère unitaire de l’Etat, le pouvoir réglementaire local est soumis au pouvoir réglementaire de l’Etat.

En effet, le pouvoir réglementaire local est exercé dans des conditions encadrées :

  • il est soumis au pouvoir réglementaire de l’Etat ;
  • il s’exerce « dans les conditions prévues par la loi » (principe de légalité) ;
  • il se justifie pour les décisions qui entrent dans le champs des compétences des collectivités.
      •  

C’est pourquoi, il est dit que le pouvoir réglementaire local est secondaire et résiduel. Toutefois, ce pouvoir réglementaire local peut être étendu par le biais de l’expérimentation législative locale.

Comment accorder un pouvoir règlementaire plus judicieux sans nécessairement permettre les « normes dites nationales », dans le champ des compétences » soient variables selon les territoires est dangereuse en raison du risque d’inégalités pour les citoyen et de perte du caractère unitaire de la République ?

Autrement dit, des marges nouvelles de pouvoir règlementaire sont-elles envisageables dans le respect de normes nationales (et non pour les adapter) ? 

Pour aborder la question, il importe de déterminer ce qui relève de normes nationales et cerner les champs des décisions règlementaires qui peuvent donner lieu à des mesures règlementaires prises par les assemblées ou exécutifs territoriaux. 

La notion d’expérimentation législative locale

L’expérimentation législative locale est l’autorisation donnée par une loi, pour une période donnée, à une collectivité territoriale afin que cette dernière adapte une politique publique ne faisant pas partie de ses attributions légales.

C’est ce qui est appelé le « droit à l’expérimentation » des collectivités locales. Ce principe a été introduit dans la Constitution (art. 72 alinéa 4) par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003. Le cadre de l’expérimentation ouverte aux collectivités territoriales dans le domaine réglementaire est fixé à l’article LO1113 du code général des collectivités territoriales. De ces dispositions, il résulte que l’expérimentation est une faculté laissée aux collectivités territoriales, très encadrée par le législateur. 

En effet, la loi autorisant une expérimentation doit préciser :

  • l’objet de l’expérimentation ;
  • sa durée (cinq années maximum) ;
  • les caractéristiques des collectivités susceptibles d’expérimenter ;
  • les dispositions auxquelles il pourra être dérogé.
    •  

Ensuite, les collectivités manifestent leur intention par l’adoption d’une délibération motivée. Puis le gouvernement fixe, par décret, la liste des collectivités admises à expérimenter.

Avant la fin prévue de l’expérimentation, le gouvernement transmet un rapport au Parlement qui détermine si l’expérimentation doit être soit prolongée, soit modifiée, soit maintenue et généralisée, soit abandonnée.

Par exemple, sur le fondement de cet article 72 alinéa 4, la loi du 21 août 2007 a permis l’expérimentation du revenu de solidarité active (RSA), aujourd’hui généralisé.

Cette expérimentation ouverte aux collectivités se distingue de la possibilité reconnue – par l’article 37-1 de la Constitution – au législateur et au pouvoir réglementaire d’adopter des expérimentations normatives menées par l’État. Elles n’intéressent pas spécifiquement les attributions des collectivités territoriales, mais certaines ont pu être menées en vue de procéder à des transferts différenciés de compétences ou de services publics au profit des collectivités territoriales. C’est cette disposition qui a autorisé l’expérimentation dans plusieurs domaines qui concernent le secteur public local : gestion des fonds structurels européens ; la lutte contre l’habitat insalubre ; l’organisation des écoles primaires ; l’entretien du patrimoine ; l’institution pour les communes et EPCI, sur tout ou partie de leur territoire, d’une taxe d’enlèvement des ordures ménagères composée d’une part variable selon le poids ou le volume des déchets, etc.

Comprendre l’article 74 de la Constitution

Les « collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 » (COM) sont peuplées d’environ 330 000 habitants :

  • la Polynésie française qui a toujours été régie depuis 1958 par l’article 74 ;
  • les îles Wallis et Futuna qui sont passées du statut de protectorat à celui de TOM en 1961 ;
  • Saint-Pierre-et-Miquelon qui est passée successivement du statut de TOM à celui de département d’outre-mer (DOM) en 1976, à celui de collectivité à statut particulier en 1985, avant d’acquérir celui de COM en 2007 ;
  • Saint-Barthélemy et Saint-Martin, qui sont passées du statut de communes du département de la Guadeloupe dans les Antilles à celui de COM en 2007. 

La Polynésie française, Saint-Barthélemy et Saint-Martin sont les seules COM qui ont été dotées d’un « statut d’autonomie » qui leur permet de bénéficier de certaines prérogatives dérogatoires au droit commun.

Quelles sont les caractéristiques fixées par l’article 74 ? Les collectivités d’outre-mer régies par cet article ont un statut qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République. Ce statut est défini par une loi organique, adoptée après avis de l’assemblée délibérante de la COM, qui fixe :

  • les conditions dans lesquelles les lois et règlements y sont applicables ;
  • les compétences de cette collectivité en sachant que sont interdites de transfert les matières régaliennes (la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l’état et la capacité des personnes, l’organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral) ;
  • les règles d’organisation et de fonctionnement des institutions de la collectivité et le régime électoral de son assemblée délibérante ;
  • les conditions dans lesquelles ses institutions sont consultées sur les projets et propositions de loi et les projets d’ordonnance ou de décret comportant des dispositions particulières à la collectivité, ainsi que sur la ratification ou l’approbation d’engagements internationaux conclus dans les matières relevant de sa compétence.
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La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a inscrit le principe de spécialité législative dans le marbre, tout en laissant à chaque statut des collectivités régies par l’article 74 le soin d’en fixer l’étendue. Deux régimes ont été institués par le législateur organique :

  • le « régime de l’Atlantique » ou le régime du « tout est applicable sauf… », en vigueur à Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon. Dans ces collectivités, les dispositions législatives et réglementaires relevant de la compétence de l’État sont applicables de plein droit, sans que cela fasse obstacle à leur adaptation. La seule exception, pour Saint-Barthélemy et Saint-Martin, porte sur les lois et règlements relatifs à l’entrée et au séjour des étrangers ainsi qu’au droit d’asile qui ne sont applicables que sur mention expresse ;
  • le « régime du Pacifique » ou le régime du « rien n’est applicable sauf… », en vigueur en Polynésie française, mais également en Nouvelle-Calédonie qui est régie par le titre XIII de la Constitution. Dans ces collectivités, en principe, ne sont applicables que les dispositions législatives et réglementaires de l’État qui comportent une mention expresse à cette fin.

En matière de répartition des compétences, le législateur organique, comme pour l’application des lois et règlements, a mis en place deux régimes :

  • le « régime de l’Atlantique » dans lequel la compétence de principe appartient à l’État : les compétences de la COM, qui sont moins nombreuses, sont énumérées par la loi organique ;
  • le « régime du Pacifique » dans lequel la compétence de principe appartient à la COM : les compétences de l’État, moins nombreuses, sont énumérées par la loi organique.
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Les hypothèses d’évolutions institutionnelles en Guyane

Alors que la collectivité territoriale de Guyane était tout juste installée, une crise sociale aigue a éclatée en Guyane au printemps 2017. La hausse du sentiment d’insécurité ainsi que la détérioration du contexte économique ont conduit de nombreux Guyanais dans la rue en avril 2017. Pour répondre aux revendications guyanaises, les accords de Guyane ont été signés le 21 avril 2017.

Ces accords ont relancé les réflexions sur l’évolution institutionnelle de la Guyane. Ils  prévoient, en effet, que « le Gouvernement fera l’objet d’une saisine par le Congrès des élus de Guyane, dans les conditions prévues par l’article 72-4 de la Constitution, en vue de l’organisation d’une consultation des électeurs guyanais pouvant porter soit sur un changement de statut vers l’article 74 de la Constitution, soit sur une question relative à l’organisation, les compétences ou le régime législatif de la collectivité.

À la suite de la signature des accords de Guyane en avril 2017, la collectivité territoriale de Guyane a lancé des États généraux. Par une résolution adoptée à cette occasion, il été demandé à la collectivité territoriale de Guyane de saisir le Premier ministre pour :

  • « l’organisation d’une consultation populaire en vue d’une évolution statutaire » (article 3 de la résolution) ;
  • « un renforcement des compétences de la collectivité territoriale de Guyane au travers d’une loi pour la Guyane » (article 4 de la résolution).
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En 2020, le congrès des élus de Guyane a proposé que « le président de [sa] collectivité territoriale saisisse le chef du Gouvernement pour un statut « sui generis », sur la base du « projet Guyane, amendé ».

L’article 73 de la Constitution peut-il offrir autant d’autonomie territoriale que l’article 74 ?

Le passage d’une collectivité du régime de l’article 73 de la Constitution – qui est normalement soumis au principe d’identité législative – vers l’article 74 permet d’appliquer à cette collectivité le principe de spécialité législative. Cela signifie que, en ce cas, les lois et règlements sont adaptés selon les conditions définies par son statut spécifique. Les modalités de cette autonomie sont alors établies par une loi organique dédiée au statut de la collectivité.

Le cadre de l’article 74 offre une variété d’options, allant d’une assimilation presque complète, comme dans le cas de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, à un niveau d’autonomie élevé, observable pour la Polynésie française, dépendant des collectivités et des domaines concernés.

La Constitution autorise, depuis la révision constitutionnelle de 2003, des adaptations des lois et règlements dans les collectivités d’’outre-mer régies par l’article 73 « tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités » :

« Dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités.

Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où s’exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées, selon le cas, par la loi ou par le règlement.

Par dérogation au premier alinéa et pour tenir compte de leurs spécificités, les collectivités régies par [l’article 73] peuvent être habilitées, selon le cas, par la loi ou par le règlement, à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ou du règlement.

Ces règles ne peuvent porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l’état et la capacité des personnes, l’organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral. Cette énumération pourra être précisée et complétée par une loi organique. »

L’alinéa 3 de cet article 73 (souligné ci-dessus en caractères gras) réduit la différence avec l’article 74. En conséquence, les collectivités relevant de l’article 73 peuvent se voir octroyer le pouvoir de déterminer les règles applicables sur leur territoire dans certaines matières, soit législatives, soit réglementaires, afin de prendre en compte leurs particularités.

Néanmoins, le passage à un statut de l’article 74 peut présenter une forte symbolique, même si ses implications pratiques peuvent être limitées.

Précisons qu’aucun transfert de statut d’une collectivité de l’article 73 à l’article 74 ne peut s’effectuer sans l’accord de sa population. La Constitution, en son article 72-4, exige en effet une consultation populaire préalable à tout changement de régime constitutionnel. Cette consultation est initiée par le Président de la République, soit sur proposition du Gouvernement, soit suite à une proposition conjointe des deux chambres parlementaires.

Ouverture de la possibilité que toute collectivité opte pour le statut d’autonomie renforcée de l’article 73 de la Constitution

L’ancien Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, a proposé, en mars 2024, une réécriture de l’article 73 de la Constitution qui ouvrirait la possibilité que toute collectivité opte pour ce statut d’autonomie accrue. La formulation qu’il propose est rédigée comme suit :

« Les collectivités territoriales de la République peuvent disposer dun statut qui tient compte des intérêts propres de chacune delles au sein de la République et de leurs caractéristiques et contraintes particulières.

Ce statut est défini par une loi organique adoptée après avis de lassemblée délibérante.

La loi organique détermine, pour celles de ces collectivités qui sont dotées de lautonomie, les conditions dans lesquelles est organisé le contrôle juridictionnel sur les compétences assumées dans le domaine de la loi. »

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Ces quelques repères incitent à approfondir les concours donnés dans le régime républicain français à la notion d’autonomie et à ses contours, aux marges d’organisation décentralisée accordées sans basculer dans un régime fédéral et tout en préservant le modèle de République « indivisible, laïque, démocratique et sociale » qui assure « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».