Le statut de la fonction publique, avec ses obligations et ses exigences mais aussi ses droits et ses mécanismes protecteurs, offre des garanties : notamment celle de protection de l’agent public vis-à-vis des pressions politiques et économiques ainsi que l’arbitraire de l’administration ; d’indépendance par rapport aux intérêts particuliers, de responsabilité que l’agent public doit satisfaire par un comportement déontologique.
Le siècle passé, en 1961, à Jérusalem, Hannah Arendt – qui était alors connue pour ses travaux sur le concept de totalitarisme – a couvert, pour un journal américain, le procès d’Adolf Eichmann. Dans l’Allemagne nazie, cet accusé, haut fonctionnaire, avait pour tâche d’organiser la logistique nécessaire à la déportation de centaines de milliers d’hommes et de femmes dans le cadre de la mise en œuvre de la « solution finale ». Hanna Arendt s’attendait à découvrir un homme monstrueux car ses actes avaient précisément été monstrueux.
Or, ce qui frappa Hanna Arendt fut le caractère ordinaire de la personnalité d’Eichmann. Derrière cette apparence « banale », Hanna Arendt discerna que l’essence du mal, en Eichmann, venait d’abord du refus, en lui, de la conscience critique.
Le refus de conscience critique
En effet, son refus de « tête à tête » intérieur et de retour sur lui-même, son refus d’interrogation personnelle et de questionnement sur le sens de ses actes, son refus de juger ses propres gestes professionnels et leurs conséquences, son refus de comprendre le mal et la souffrance qu’il générait, tout cela aboutissait à ce qu’il accepte l’inacceptable, tolère l’intolérable, soutienne l’insoutenable.
Eichmann n’était pas un homme qui avait choisi le mal en toute conscience. Il était un bureaucrate, un haut fonctionnaire dont l’esprit était tout occupé à la progression de sa carrière, à son avancement personnel, à la réussite d’un système insensé. Il était guidé, envahi, submergé par la volonté d’un autre, celle du Fürher. Il ressemblait à un carriériste, à un pantin, à un somnambule : et c’est pourquoi il était devenu un fonctionnaire du mal, un homme dépourvu de toute conscience humaine.
L’absence d’objection de conscience
Nous pourrions dire de même d’un autre fonctionnaire à l’apparence « banale » lui aussi : Maurice Papon (1910-2007), condamné le 2 avril 1998 par la cour d’assises de la Gironde pour complicité de crime contre l’humanité en raison de la déportation de juin 1942 à août 1944 de plusieurs milliers de juifs. Il est l’une des figures du « concours actif » apporté par des français à l’occupant. « Ses agissements personnels », cherchaient « à assurer le maximum d’efficacité aux mesures anti-juives de sa compétence » et « parfois même sans attendre les instructions ». Il contribuait ainsi à « une politique d’hégémonie idéologique conduisant à l’exécution de faits criminels ». Il était un fonctionnaire qui consentait à être un rouage sans conscience de projets monstrueux, alors même que la démocratie avait cédé la place à l’autoritarisme, l’extrémisme et l’idéologie génocidaire du régime nazi et aurait dû l’inciter à l’objection de conscience.
Cultiver la conscience républicaine
Cette conscience dont Eichmann et Papon ont lâchement manqué, cette conscience dont notre République aujourd’hui a besoin, cette conscience que nous pouvons qualifier d’humaniste ou de républicaine, cette conscience, le fonctionnaire doit la cultiver de manière précieuse, construire son espace de liberté, se laisser éclairer par les valeurs fondamentales de la République, rester indépendants vis-à-vis des forces de pression, cultiver sa capacité de jugement personnel. Et savoir qu’être libre, indépendant et avoir des convictions est parfaitement compatible avec la loyauté, l’obéissance et le devoir de réserve, ces principes déontologiques fondamentaux.
Dans la fonction publique, aujourd’hui, dans une situation fort heureusement bien moins guerrière que celle du début des années quarante, cette conscience républicaine concerne tout fonctionnaire.
Elle invite à veiller au Bien commun, comme expression de la finalité du politique. Et dans le même temps, elle pousse à agir pour faire vivre le contrat social.
Cette conscience républicaine impose de vivre l’engagement dans la fonction publique comme un service avant tout, pour la société, pour les citoyens, pour un projet politique, local ou national.
Cette conscience républicaine apprend aussi, sans surenchère, la vigilance par rapport aux signaux d’engrenage des intolérances, du racisme et de l’antisémitisme.
Cette conscience républicaine appelle aussi à la vigilance quant aux conditions de dérapages, de basculement, de glissement qui portent atteinte aux fondements de la démocratie et du vivre-ensemble.
Cette conscience républicaine est une exigence forte car certaines croyances deviennent folles, s’enfoncent dans les intégrismes, les fanatismes, les terrorismes, comme les dernières années le rappellent de manière tragique. Car certaines croyances sont pathologiques, monstrueuses, absolues, massives, durcies jusqu’à la déraison. Elles reposent sur des anti-valeurs.
Le nazisme reposait sur l’anti-valeur de racisme qui prenait les habits de la « santé », de la « puissance et de la « culture ». Ce régime a su, en son temps, mobiliser les esprits, exercer une séduction massive et susciter une puissance dévastatrice.
Aujourd’hui, le terrorisme repose sur l’anti-valeur du fanatisme, ce sommeil de la raison qui enfante des monstres. Sa tentative de récupération de l’islam pour se justifier est une imposture qui est celle de toutes les œuvres anti-humaines qui cherchent à se parer d’habits imposants pour assouvir des idéologies névrotiques, haineuses et brutales.
Mais il existe aussi des anti-valeurs moins violentes qui minent également le vivre-ensemble et sapent le Bien commun tels que l’individualisme, le communautarisme, les corporatismes ou le consumérisme.
Si une nation est minée par le chacun pour soi, alors la précarité s’aggrave, l’intégration est plus ardue, le chômage de masse devient une tragédie encore plus redoutable, la ségrégation sociale s’amplifie. Si une nation perd son esprit public, le discours commun s’étiole, l’Etat n’est alors plus capable de rassembler, la société devient une proie sans défense, elle tend à ne plus croire en un projet politique, sombre dans le désenchantement, cherche le sens collectif, perd le sentiment d’appartenance et risque de rompre l’unité nationale. Si une nation se désagrège, elle fait alors le lit des ressentiments, des réactions de rejet comme la radicalité violente et le crime de masse auquel il conduit. C’est la paix civile qui est en jeu et qui peut être remise en question en France à l’heure de la montée des extrémismes et du fanatisme terroriste.
Face à ces anti-valeurs, à nos modestes places, il faut vivre et prendre soin de la vie, il faut veiller et être vigilant pour garantir la sécurité publique, il faut être conscient et prendre conscience des valeurs de notre République, il faut agir et faire naître des projets rassembleurs.
Mais peut-il y avoir une conscience républicaine sans convictions ? Des convictions peuvent-elles naître sans croyances ? Des croyances peuvent elles être revendiquées au regard de la valeur de laïcité ? Une valeur même de laïcité n’est-elle pas aussi une croyance ? Vouloir relativiser les convictions, les estomper, les occulter, n’est-ce pas affaiblir l’état de conscience qu’invoquait Hanna Arendt ?
La conscience et la laïcité
Répondre à ces questions philosophico-anthropologiques est essentiel pour une personne au cœur du vivre-ensemble comme fonctionnaire et c’est pour cela que nous aborderons le lien entre conscience et laïcité en parlant des convictions et des croyances, car ces notions sont liées entre elles, interdépendantes et cruciales car le flou, la confusion et les contre-sens règnent sur le sujet. Cinq remarques rapidement formulées concernant cette problématique :
1/ La République trouve son unité, sa cohésion et sa force dans des valeurs communes qui créent une conscience républicaine partagée. Mais, ce n’est pas parce que la République en appelle à l’idéal, aux valeurs et à la conscience humaniste qu’il faut céder à prétention illusoire de création d’une foi laïque ou d’une religion civile, comme la troisième République en a eu la tentation.
2/ La laïcité vise à exprimer l’esprit de tolérance dans la paix civique à l’égard de toutes les opinions, tant philosophiques, politiques que religieuses.
Dans l’esprit d’un humanisme républicain bien compris, croire n’est pas contraire à la raison, parce que la raison est le pouvoir de raisonner et parce que raisonner conduit à croire avec raison. Toute croyance, raisonnée et raisonnable, est respectable et doit être respectée. Bien plus, toute croyance raisonnée et raisonnable donne vie à la vie et la vie n’est pas que sociale, l’être n’est pas enfermable dans les sciences sociales, la République n’est pas une fin en soi mais le cadre du vivre-ensemble dans la diversité des choix d’existence, personnels et collectifs, des choix de convictions personnelles et collectives.
3/ Les valeurs de la République se distinguent des valeurs philosophiques ou spirituelles. Ces valeurs philosophiques et spirituelles, souvent, ont des liens avec les valeurs de la République. Si elles sont raisonnables, elles sont, en soi, compatibles voire conciliables avec les valeurs de la République.
4/ La République ne peut avoir la prétention de renvoyer les opinions philosophiques et religieuse dans les limites de la sphère privée car ce serait abusif et la négation de la liberté d’opinion et d’expression mais, en revanche, la République doit veiller à l’ordre public et à ce qui peut le troubler.
5/ La laïcité sépare l’Eglise de l’Etat. Ceci veut dire évidemment qu’aucune religion ne doit devenir religion d’Etat. Mais ceci veut tout autant dire que le pouvoir politique ne doit pas utiliser le spirituel et ne peut s’arroger le droit de le récupérer au service de son idéologie, ainsi que ce fut fait pendant mille ans où les pouvoirs politiques d’Occident et d’Orient ont utilisé le christianisme pour en faire la chrétienté, avec la complicité d’une partie des Eglises, en Occident comme en Orient, ou bien encore comme cela reste le cas de plusieurs Etat vis-à-vis de l’Islam et représente un facteur d’ambiguïté forte. Ce n’est pas le judaïsme, le christianisme ou l’islam qui, en soi, posent un problème, c’est leur récupération, leur annexion, leur instrumentalisation pour asseoir des visions impérialistes, colonialistes ou fanatiques. Le refus que le religieux soit récupéré pour un pouvoir d’ordre politique est l’un des enjeux de l’islamisation de la radicalité violente, un des enjeux du terrorisme djihadiste à l’égard de l’islam, victime d’une annexion abusive, victime d’un radicalisation brutale.
Le choix d’une fonction publique statutaire a été fait en 1984 pour les agents locaux. Il repose sur des fondements qui justifient un statut avec ses obligations et ses exigences mais aussi ses droits et ses mécanismes protecteurs. Nous pensons d’abord au principe d’égalité d’accès aux emplois publics sur la base des vertus et des talents. Nous pensons également au principe de protection de l’agent public vis-à-vis des pressions politiques et économiques ainsi que l’arbitraire de l’administration ; nous pensons aussi au principe d’indépendance par rapport aux intérêts particuliers ; nous pensons enfin au principe de responsabilité que l’agent public doit satisfaire par un comportement déontologique.
Ces fondements appellent des convictions humanistes pour chaque agent public, une conscience au sens dont parle Anna Harendt et tant d’autres.